Ma carrière politique (canadienne) de marde

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J’étais candidat pour le NPD aux élections fédérales de 2019.

L’annonce de ma candidature aura surpris quelques personnes qui me connaissaient mal. C’est que je suis une genre de personnalité publique de cinquième zone depuis la publication de mon livre Fuck le monde, dont certains des textes ont connu une bonne circulation sur les réseaux dits sociaux. Certains auront voulu y devenir mes « amis », ainsi qu’on les appelle dans ces marécages électroniques, et se seront ensuite étonné de voir un individu aux idées rouge et vert foncés dans un parti jaune orange tété longtemps. Par respect pour ce qui les avait conduits jusqu’à moi, personne n’aura mentionné les mots de social-traître, mais je ne peux que regretter cette pudeur.

Ces personnes me connaissaient mal disais-je, puisqu’il me fallut à quelques reprises renchérir dans leur déception en précisant que j’avais déjà été candidat pour le même parti à deux reprises dans la préhistoire, c’est à dire avant facebook et twitter, en 2006 et en 2008. Cela m’avait déjà valu les reproches de quelques personnes, notamment d’un ami qui finira une décennie plus tard au Parti Libéral, ainsi que d’un lecteur de notre revue d’alors, La conspiration dépressionniste, qui nous envoya ces mots pleins d’acrimonie que je ne me tannerai jamais de reproduire :

je ne puis que conclure, en toute logique et sans trop d’efforts, que votre camarade *** (je tais son nom, par respect pour les amis et la famille) mène une double vie, ou, plus exactement, qu’il aime à se travestir, revêtant, pour ainsi dire, le jour sa colorée chemise de néo-démocrate et, la nuit, son sombre tricot de littérateur anar tendance anything goes.

Tout était meilleur dans le temps, même les lettres d’insultes.

Je ne parle à peu près jamais de mes expériences en politique partisane. Je ne les regrette pourtant pas, elles ont été formatrices et divertissantes, voire nécessaires, même si ma dernière campagne était définitivement de trop. Je n’entretiens plus aucun lien avec le parti. Je ne me souviens pas que quelqu’un – genre un député ou le chef – m’ait déjà remercié personnellement de mes bons services. Sauf une amie de longue date, je n’y connais à peu près personne et personne ne m’y reconnaît. La vie associative locale est complètement morte, et la faire revivre puis la maintenir demanderait une somme d’énergie qui est mieux investie ailleurs, genre faire un site internet.

***

Ce que j’allais faire dans cette galère. Je m’identifie politiquement comme socialiste, même si par ailleurs je ne trippe pas sur les étiquettes, spécialement celles issues du dix-neuvième siècle. Très grossièrement, je pense que notre système politique et économique, la démocratie libérale, est fondé sur l’exploitation des peuples et des ressources de manière si brutale qu’il doit être remplacé. Le stade absolument critique des inégalités de richesses et de la catastrophe environnementale justifie cette exigence, même si à mon sens le problème est à la racine, et non pas dans l’aboutissement du processus.

Je crois donc que cette société et cette économie peuvent et doivent être transformées. La manière la plus saine de procéder est par une mobilisation de la base autour d’intérêts communs, à travers des mouvements sociaux. Ceux-ci sont pluriels – mouvements féministes et inclusifs, mobilisations anticoloniales et anti-extractivistes, organismes communautaires et syndicats – mais convergent globalement vers de mêmes buts, une société plus égalitaire et plus respectueuse de son environnement ; et aussi, on l’oublie souvent, plus libre parce que moins soumise aux diktats du travail et de la consommation, tout comme aux conformismes sociaux soutenus par le monde politique et médiatique.

J’ai donc participé à beaucoup de manifs et de grèves dans ma vie : contre la mondialisation capitaliste, pour le droit aux études, contre l’austérité néolibérale, pour l’environnement, etc. La constante dans ceci est que c’était toujours contre la même engeance de politiciens libéraux ou conservateurs, péquistes ou caquistes, ces gouvernements de petits boss qui sont venus ronner une économie et qui se retrouvent pognés avec une société pour laquelle ils démontrent une indifférence, voire un mépris manifestes. Je garde des souvenirs particulièrement pénibles des gouvernements Charest et Harper, mais de manière générale, ils me ramènent tous à cette idée tenace.

C’est des hosties.

Faut les tasser de là.

Cringe 1. Les candidats. Si mes raisons étaient claires, ça ne m’a jamais semblé être si évident pour les autres. C’est une chose de se dire écologiste, ou socialiste, ou pourquoi pas écosocialiste, j’aime les gros mots, surtout ceux qui font peur ; mais les membres du parti, eux, sont réunis sur la base de ce qu’ils sont essentiellement néo-démocrates. Ils aiment le jaune orange, la figure du chef, l’historique du parti. Honnêtement, c’est une bonne maison ; hors vague orange, la députation est généralement d’excellente qualité, diversifiée et extrêmement compétente ; mais j’ai aussi rencontré, dans mon parcours, un assez grand nombre de personnes qui m’ont plongé dans un profond questionnement. 

Qu’est-ce qu’ils câlissent là ?

Une candidate à la veille d’être élue à qui j’explique simplement que je suis au NPD parce que je suis de gauche, et qui me regarde avec des yeux de merlan frit, ne sachant manifestement pas de quoi je parle ; un député qui, après sept ans de service à la chambre des communes, passe au parti vert après avoir lorgné le bloc et, défait, se rabat sur le parti québécois ; une députée sortante qui, au lendemain de sa défaite, devient porte-parole pour GNL-Québec, un projet honni de toute la gauche écologiste, plongeant ses anciens collègues dans le malaise ; un candidat qui vante le troisième lien dans les médias alors que son parti fait activement campagne contre celui-ci ; un ancien collecteur de fonds libéral présenté comme un candidat vedette alors que personne ne le connaît, et rapidement mis sur la voie de garage quand il s’est avéré ne pas être le pogo le plus dégelé de la boîte ; et un lieutenant politique qui m’a dit le plus sérieusement du monde, avec du feu dans les yeux, qu’un jour il sera premier ministre du Canada.

J’étais pétrifié.

Cringe 2. Le chef. À l’été 2005, en contexte de gouvernement minoritaire, on s’attend à des élections à tout moment, et c’est le branle-bas de combat dans toutes les associations de comté et les partis qui s’affairent à trouver des candidatures et à préparer le terrain. La région de Québec accueille pour la première fois le nouveau chef, un certain Jack Layton. Personne ne le connaît, et il ne connaît personne — et d’ailleurs, dans la région, personne ne se connaît vraiment. Il n’y a pour ainsi dire jamais eu de vie militante dans ce parti qui n’a jamais fait élire un député au Québec dans une élection générale.  C’est juste du monde qui ont pris leur carte, chacun de leur bord, sur la base de vague sympathie envers on ne sait trop quoi. 

Quelqu’un dans l’organisation a cru bon de nous réunir à la marina de cap-rouge, un lieu de bourgeois dans un quartier de bourgeois, absolument sans âme et sans chaleur, aussi éloigné que possible du centre-ville qu’il peut l’être, beaucoup trop grand pour la poignée d’individus qui tentaient de le peupler. Je me souviendrai toujours de la tête du chef, l’ancien conseiller municipal de Toronto qui vient de prendre la direction d’un grand parti historiquement socialiste et qui débarque , avec l’ambition de conquérir le Québec, et qui tombe sur nous.  Il avait l’air complètement sonné, et continuellement en train de se faire rassurer par ses proches conseillers qu’il était bien à la bonne place et que c’était là les membres et candidats de son parti.

Le porte à porte. Les médias, et le monde en général, ont une genre de fixation sur le porte-à-porte, qui devrait incarner la quintessence de la politique de proximité. C’est une fucking joke. Au fédéral, personne n’en fait. Il y a cent mille électeurs inscrits sur la liste d’un seul comté, et la campagne dure 35 jours. Quatre personnes sur dix ne votent pas. Peu importe le parti que tu représentes, au moins deux personnes sur trois vont voter pour quelqu’un d’autre – au NPD, c’est proche de neuf sur dix. Si tu pognes un indécis qui se laisse jaser ça, t’en as pour quinze minutes. Il y a une forte chance que malgré son intérêt mitigé, il t’ait oublié dès le lendemain. 

En dépit de ces évidences, il y a inévitablement le moment où un journaliste te contacte pour te suivre une journée dans cette activité. Le porte-à-porte renvoie une image folklorique de la politique de village, où le député, toujours un bonhomme, est « sur le terrain » et « connecté avec la population », très éloigné de son quotidien en veston-cravate sur la colline. Le problème avec cette comédie, c’est que les médias et journalistes sont très bien placés pour savoir que c’est de la marde, ne serait-ce que parce qu’ils sont initiateurs de cette pitoyable mise en scène.

Ça fait qu’à ma dernière campagne, quand un journaliste du Soleil nous a appelés, je lui ai dit que c’était samedi et que je passais ma journée avec mes enfants, que j’ai pas vus de la semaine parce que j’étais en campagne pis que j’ai une vraie job. Il y a juste le libéral et le conservateur, absolument prêts à toutes les bassesses pour se faire élire, qui ont accepté ; et c’est ainsi qu’on a pu lire dans le journal qu’un citoyen s’est « enfui » dans sa maison dès qu’il a vu le L de Libéral, et que la directrice de l’école du député conservateur sortant était très mal à l’aise de dire, alors qu’il cognait inopinément à sa porte, qu’elle « n’avait pas encore fait son choix ».

Quelle politesse.

Faire une épicerie. Je ne voudrais pas laisser croire que je ne faisais pas campagne, comme le prétendent, devant nos moyens objectivement modestes, les médias ou nos adversaires. Le travail minimal requis pour être candidat est absolument massif. On prépare un débat par semaine, on gère et on motive des dizaines de bénévoles, on fait des appels et on passe des tracts, on tourne des capsules pour les réseaux sociaux, on organise des rassemblements militants, on répond à des demandes d’entrevues des médias, sans parler d’Élections Canada qui nous fait faire toutes sortes de simagrées dans le but unique de valider son existence.

En plus de la famille et de la vraie job.

Et donc c’est vraiment un soulagement, dans cet état de vulnérabilité extrême, que de prendre un moment pour soi, un samedi matin, pour aller faire l’épicerie et (*alerte, musique dramatique, stress intense*) de tomber sur son adversaire libéral qui passe des tracts en essayant de ne pas se faire voir, paniqué, parce que tu veux juste des oeufs et du savon à lessive mais eux n’arrêtent jamais de vouloir se faire élire, ça m’est arrivé deux fois la première c’était (*sirènes, cris, détonations*) le bloquiste sortant qui serrait des mains à des gens venus chercher des oeufs et du savon à lessive et il faut comprendre que ces gens-là tu les croises à répétition durant la campagne, tu les aimes pas tant mais tu es pogné dans la même pièce de théâtre démocratique, alors contraint aux civilités, mais là c’est samedi et ils donnent une twist vaguement obscène et dégradante à l’expression faire une épicerie.

La langue. Absolument jamais personne au NPD ne se réclame publiquement du socialisme. Le mot est tabou, et ne se prononce qu’entre initiés, quand on est sûr que les portes sont fermées et qu’il n’y a pas de journalistes dans la salle. Dans ce parti fondé par des syndicats, même le mot « travailleur » a été remplacé par « famille » et plus récemment, contre toute forme de bon goût, et dans l’ignorance manifeste d’un hashtag en vogue sur twitter, « les gens ».  Ça fait que moi l’épais qui s’en allait combattre le capitalisme et l’extractivisme, je passais de la littérature militante imprimée par mon parti qui disait se battre pour « les gens » et « les familles canadiennes ». Bon sang.

Les débats. Y a-t-il quelque chose de plus malaisant qu’un débat entre candidats d’une circonscription ? Peut-on imaginer le nombre d’inexactitudes, de contre-vérités, de silence lourds, d’hésitations sur des évidences, de barbarismes et de syntaxe massacrée que ça implique ? Genre, la candidate verte dans mon comté a dénoncé le fait que 22800 femmes mouraient chaque année de manque d’accès à l’avortement au Canada. Ce fut reçu dans un silence de plomb, ce qu’elle a dû prendre pour une validation, puisqu’elle l’a répété au débat suivant, à l’étonnement manifeste de l’animatrice. J’ai vérifié pour elle : c’est plutôt une estimation pour la population mondiale.

Le public de ces débats est constitué à peu près exclusivement de gens dont l’opinion est déjà tranchée ou de militants des différentes équipes, ce qui donne la solide impression de pédaler dans le beurre. Les questions vont tellement dans tous les sens, de l’ultralocal à l’intergalactique, que les candidats disent le plus souvent des généralités tirées de la plateforme, pour ensuite s’étirer sur ce qu’ils connaissent le mieux. Par exemple, dans le thème « immigration », la bloquiste avait l’air de savoir beaucoup trop de choses sur le chemin Roxham et l’entente sur les tiers-pays sûr pour que ce soit sain.

Mais laissez-moi plutôt vous raconter une histoire.

Alors nous sommes en 2019, le mouvement écologiste est à son pic, propulsé par les rapports du GIEC relatant l’apocalypse en cours, qui peut encore être freiné avec des politiques vigoureuses sinon radicales, et il y a un débat entre candidats spécialement sur l’environnement, convoqué par des organismes locaux. La salle est bondée, et on sent que pour une fois il y a un enjeu, qu’il se passe là quelque chose d’important. Si on exclut la conservatrice qui est ben smatte d’être venue servir d’épouvantail, le croquemort libéral dont le parti vient d’acheter un pipeline, le gars du parti vert avec qui je développe une forme de complicité, il reste la bloquiste, une vieille de la vieille, autrefois députée pendant genre 18 ans, et qui fait un retour.

On a bien débattu et arrivent les questions du public. Pain in the ass. Il faut essentiellement redire quatre fois ce qu’on a déjà dit, juste pour qu’un dude ait la satisfaction d’entendre lire sa question, ça commence à être long pour tout le monde et c’est généralement complaisant, comme cette question qui arrive pour la bloquiste, « est-ce que votre parti s’engage à rencontrer les objectifs du GIEC ? », ce qui est l’équivalent de la balle donnée, elle a juste à dire oui et frapper ça en dehors du parc, anyway son parti ne prendra jamais le pouvoir, sont là explicitement pour ce genre de déclarations creuses qui ne coûtent rien, mais quelque part elle semble avoir compris que cela l’engage à un rendez-vous et elle répond :

  • Ben euh… je sais pas… va falloir que je regarde mon agenda avec mon adjointe.

Consternation et malaise dans l’assistance. On a senti un souffle, un « oooohh », comme si la cabine venait d’être dépressurisée, clairement elle ne savait pas ce qu’était le GIEC, elle devait croire à ce genre d’organisme communautaire qui forme la clientèle de proximité des députés, elle a su instantanément qu’elle venait de commettre une bourde mais ne savait pas laquelle. Dans la confusion, j’ai vu distinctement un de ses anciens collègues du Bloc, maintenant directeur d’une organisation écologiste, se lever et partir, c’était trop pour lui, et après elle n’a plus voulu rien dire, elle était comme brisée intérieurement et bien que les questions se poursuivaient, il était clair dans la tête de tout le monde que le débat était terminé.

For the record, le croquemort libéral a été réélu.

Cringe 3. Le président de l’asso de comté locale signait tous ses courriels « votre président ».

Les analystes politiques. Chantal Hébert devrait prendre sa retraite. Ce n’est rien contre elle : tous les analystes de tous les médias devraient cesser de faire ce qu’ils font. Ces gens-là n’aiment pas ce qu’il y a de politique dans la politique. La seule chose qui les intéresse, ce sont les sondages, les games de pouvoir, les jeux de coulisse, les positions, les potentielles contradictions dans le discours, les chefs, les chiffres, les chances de gagner, les scores à la fin. Ils en parlent comme on parle de sport sur les chaînes câblées. Ils semblent avoir parfaitement intégré l’idée de Frank Zappa selon laquelle la politique est la division divertissement du complexe militaro-industriel. 

Dans des termes bourdivins, on les dirait partie prenante du champ politique. Ils en font partie au même titre que les élus et leurs spins doctors, et revêtent ce rôle supplémentaire de gardiens de l’illusio, c’est-à-dire cette croyance en la valeur du jeu auquel ils participent. Ils en réitèrent les règles chaque fois qu’ils parlent, et sont là pour reconnaître les leurs et s’assurer qu’il n’y ait pas de gens du commun qui passent dans le maillage, genre une vague orange. Ça fait en sorte que ce qu’ils sont capables de dire est puisé dans un répertoire de lieux communs extrêmement limité. Pour le NPD, ça ressemble à ça :

  • c’est un parti d’anglais
  • vous avez pas d’équipe
  • vous avez pas une cenne
  • ça n’a jamais marché au québec
  • québec est une ville conservatrice
  • vous n’avez aucune chance de gagner

Et donc un jour de 2008, un journaliste du Soleil m’appelle – fait rarissime, les journalistes ne s’intéressent pas alors au NPD parce que c’est un parti d’anglais, que vous avez pas une cenne, que ça n’a jamais marché au Québec et que vous n’avez aucune chance de gagner, yada yada – pour une entrevue et se la joue relativement baveux. Il voit tout de suite que je ne suis pas rompu au décorum politique qui consiste à ne jamais parler librement à des journalistes parce qu’ils prennent tout ce qui dépasse et montent ça en épingle, 

en fait il y a un fétichisme de la déclaration dans le journalisme politique, qui appartient à un curieux registre entre le performatif et le non-performatif, c’est à dire que la parole est engageante mais n’engage à rien, c’est un matériau, un objet réel et concret, dont la principale fonction est de pouvoir être retenue contre toi, 

et cela va de concert avec le fait paradoxal qu’il est convenu que les politiciens ne font rien, on comprend et on accepte que pas un seul ne va régler la crise du logement, la crise environnementale, soumettre les gafam aux lois canadiennes, régler l’inflation ou baisser les taux hypothécaires parce qu’en fait l’économie n’est pas vraiment de leur ressort quoi qu’ils en disent, 

et conséquemment la politique est strictement un jeu de parole, et le journaliste est donc là pour me faire parler, pour avoir des quotes dans un article qu’il a déjà écrit dans sa tête et qu’il va remplir comme une dictée trouée

et je lui ai dit que notre campagne va bien, je répète plusieurs fois que Québec est un terreau fertile pour nos idées, je le pensais, le public était réceptif dans la mesure où notre parti n’était pas brûlé comme les autres, il était pour ainsi dire neuf, et j’avance même qu’on pourrait gagner des comtés au centre-ville

et plus ça va, plus je sens qu’il est objectivement en train de rire de moi, je commence à trouver l’exercice franchement pénible, mais je continue à répondre à ses questions malveillantes, et le lendemain je pointe à la job et il se trouve que ma collègue est la bru de ce journaliste et me prévient tu vas pas aimer l’article et c’est là que j’ai compris qu’il ne faut jamais parler librement à un journaliste

le gars avait littéralement viré tout ce que j’avais dit à l’envers, jusqu’à titrer son texte Québec, terreau infertile pour le NPD l’hostie, et pour le reste il expliquait que  c’est un parti d’anglais, que vous avez pas d’équipe,  que vous avez pas une cenne, que ça n’a jamais marché au québec, que québec est une ville conservatrice et que vous n’avez aucune chance de gagner

et j’ai longtemps ruminé sur ce qu’avait fait ce type-là, un genre d’éditorial déguisé en article objectif, rempli de poncifs tout à fait caractéristiques du néant de l’analyse politique, où il suffit de redire les mêmes choses sur les mêmes sujets pour se faire passer pour un expert,

et trois ans plus tard, le NPD faisait élire 59 députés au Québec et dans la totalité de la ville par la même occasion.

Faque c’est ça pour l’analyse politique.

Les réseaux sociaux. On a créé un compte instagram pour notre dernière campagne. Comme je n’avais pas de téléphone cellulaire…

–  ok je crois que je vais devoir « adresser » la question tout de suite, comme on dit en français managérial contemporain, non je n’avais pas et n’avais jamais eu de téléphone cellulaire, alors mon équipe, qui était bienveillante, m’en a passé un mais je savais pas comment le faire fonctionner, il était souvent éteint ou à plat et leur patience sur le sujet était déjà épuisée quand je l’ai objectivement perdu, pour le retrouver des mois plus tard, médusé, dans les armoires de ma cuisine – 

… mon équipe m’a créé un compte instagram et vous savez c’est quoi mais moi je n’avais jamais été là-dessus parce que c’est une autre affaire de téléphone et donc un moment donné la campagne a pris fin et nous sommes retournés à nos jobs et nos familles et bien plus tard le compte m’est revenu à l’esprit et le sentiment panique que je devais fermer ça mais plus personne n’avait le code et maintenant quelque part de l’ether il y a un compte instagram de moi qui prend des poses pour me faire élire et c’est l’une des rares affaires que j’ai faites qui me mette objectivement à risque de chantage.

Cringe 4. Thomas Mulcair.

La période de questions I. Février 2020, juste avant que le microbe ne nous tombe dessus. J’étais à Ottawa, avec un après-midi à tuer. J’appelle un ami au parti, il m’en reste un, il était mon organisateur. Il me dit ça tombe bien, le cirque est à 14h00, il nous prend des billets. C’est le genre d’affaires qu’il faut voir une fois dans sa vie, et à titre de candidat défait à de multiples reprises, j’avais envie de savoir à quoi j’ai échappé.

Trois mots : pétrole, trains, jobs.

Honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que ce soit une illustration aussi brutale du colonialisme canadien. L’actualité était dominée par le pipeline Transmountain ; par les barricades sur les chemins de fer en protestation contre le projet Coastal Gaslink ; et par la mine Frontier, un projet d’exploitation de sables bitumineux de la compagnie Teck Ressources. La job à temps plein des politiciens fédéraux, c’est d’établir les modalités d’extraction de la ressource, de veiller à ce qu’il reste assez de cash dans la poche des travailleurs pour qu’ils puissent consommer, et d’arroser suffisamment les nations autochtones pour criminaliser les dissidents, et ensuite de se vanter de faire tout ça mieux que tous les autres prétendants au trône.

Pétrole, trains, jobs.

Le chef conservateur questionne le ministre de l’environnement qui lit cinq fois la même réponse, en français et en anglais, sur un ton parfaitement robotique, en reprenant ostensiblement la même feuille, à toutes les questions qui sont toutes les mêmes aussi. Il dit qu’il est soucieux des changements climatiques. À l’autre bout de la chambre, pour répondre aux critiques conservatrices, le ministre des ressources naturelles se vante de son côté d’avoir acheté un pipeline et d’en avoir fait construire un aux États-Unis. Entre les deux, Steven Guilbeault, dans son veston vert, n’a pas dit un mot. Il était encore au patrimoine. 

Plante verte.

Le troisième à parler est Gérard Deltell qui se lève pour se plaindre que les lenteurs libérales ont fait échoué le projet de la mine Teck, nuisant disait-il, aux premières nations qui avaient consenti à ce projet en échange de redevances. Dude, tu travailles pour qui ? Est-ce que les gens de Neuchâtel savent qu’à Ottawa tu parles pour les pétrolières albertaines ? Penses-tu qu’on est dupes de ton grossier redwashing ? Quelques minutes plus tard, une de ses collègues, du Manitoba celle-là, se lève pour défendre les travailleurs de l’Alberta. Le parti conservateur, c’est le bloc albertain. Paraît qu’ils se sentent aliénés. 

On devrait plutôt leur dire que c’est eux qui nous aliènent.

Le PM n’est pas là, on ne sait pas il est où, il a l’air excusé. Les conservateurs chahutent tout le temps et tellement fort qu’ils n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils sont les seuls abrutis à le faire. C’est particulièrement vrai quand Chrystia Freeland prend la parole pour son boss (sérieux, il est où Justin, dehors c’est la fucking crise !). Je suggère à mon ami que c’est parce que c’est une femme. Il me répond que c’est la vice-première ministre et qu’elle prend la chaleur à sa place. Je reste avec mon idée que c’est parce que c’est une femme. Bon sang, ces douchebags sont vraiment dérangeants, une centaine de mini-trump, on jurerait qu’ils sont en campagne pour ne plus jamais se faire réélire. Je sais, ne dites rien.

Ensuite, c’est au tour du député de Burnaby-South. 

Oh yes, on le connaît, lui ! 

Go Jagmeet ! Dis-leur !

La crise climatique ! 

Les droits autochtones !

À bas l’extractivisme, le consumérisme, le colonialisme !

… 

Jagmeet : « Les gens ont besoin de services gratuits. »

… 

Câlisse. 

La période de questions II. Quelque part pendant le cirque, mon ami me donne du coude : « C’est Gilles Duceppe ». C’est beau, j’ai vu et je sais c’est qui. Il s’assoit dans les gradins un peu plus loin avec sa suite. Je ne comprenais pas trop ce qui poussait ce retraité souverainiste à revenir dans l’antre du fédéralisme, quand je me suis souvenu que son fils a été élu dans la campagne dont nous parlons. 

Politicien fédéral de père en fils.

À la fin de la période de question, il est d’usage que le président reconnaisse les organismes et les notables qui sont présents. Il en salue un bon lot, puis vient le tour de Gilles Duceppe, « qui fut notre collègue pendant vingt ans ». Et là, tous les députés se lèvent – libéraux, conservateurs, néo-démocrates, verts et bloquistes – et l’applaudissent chaleureusement pendant que l’ancien chef salue longuement tout le monde depuis la balustrade.

Ce fut vraiment un beau moment de canadianitude.

Ma sortie. Octobre 2020, un an plus tard. 

Les restes de la vague orange ont été balayés ; il ne reste plus qu’un seul néo-démocrate au Québec. La pandémie a frappé de plein fouet le mouvement écologiste, mais on est encore sur le high des années précédentes. Le Parti Vert vient de tenir une course à la chefferie qui a considérablement mobilisé au Québec, où deux candidatures se réclamaient de l’écosocialisme. Les Verts auront plutôt élu Annamie Paul ; ils ne savent pas encore à quel point ça va chier, mais il y a déjà une ligne de fracture entre leur fond historiquement libéral et la nouvelle génération qui réclament des changements plus radicaux. Je discute avec quelques-uns d’entre eux.

De manière générale, les deux partis se sont fait fourrer, comme d’habitude, par le mode de scrutin. Dans une proportionnelle absolue, le NPD aurait obtenu 54 sièges au lieu de 24, et les Verts 22 au lieu de … 3. Objectivement les deux partis sont au plus bas ; le NPD a passé la campagne au Québec à tenter de sauver les meubles, sans succès, et les Verts n’avaient pas de candidats dans près d’une centaine de comtés. C’est dans ce contexte que je joins les discussions de L’Alliance d’un tour pour la réforme démocratique qui propose qu’à la prochaine élection, les deux partis se partagent les circonscriptions de manière à faire élire un maximum de députés, détenir la balance du pouvoir, et forcer une réforme du mode de scrutin.

Mais va expliquer ça à un parti politique. 

Quand on eut gagné assez de traction pour qu’on fasse parler de nous dans les médias, les chefs des deux partis ont opposé une fin de non-recevoir. L’iniquité de pouvoir était flagrante : des centaines de militants de la base, des membres en règle des deux partis, prenaient le temps de se réunir le soir et faire le travail de terrain, de mobiliser et de faire des téléphones, de piler sur leur ego partisan pour parler à du monde dont les visées politiques se recoupent largement, une image de la vraie démocratie populaire, pour simplement se faire rejeter du revers de la main par les huiles de leur propre parti via les médias.

– Êtes-vous en faveur d’une alliance ?

– Non.

Fin de la discussion.

Pis c’est là que j’ai compris. Pourquoi Jagmeet dansait et faisait le party durant la soirée électorale, lui dont le parti venait objectivement de manger une volée, même dans ses standards. Pourquoi le député néo-démocrate Charlie Angus avait rejeté l’idée d’une alliance en disant qu’il faudrait lui montrer « en quoi les verts pourraient nous aider à remporter des sièges dans le nord de l’Ontario », confondant son comté avec le pays en entier. Pourquoi le parti admettait ne viser que six comtés au Québec, ce qui faisait une belle jambe aux 69 autres candidatures. Pourquoi Gilles Duceppe se faisait applaudir par l’ensemble du parlement de l’État dont il voulait supposément se séparer.

Sont là pour eux autres.

Le but des élections n’est pas de changer le monde, c’est de savoir combien de jobs tu peux gagner ou sauvegarder, en finir au plus vite avec les simagrées de débats et de porte-à-porte pour retourner se planquer à Ottawa avec ta paye à 200 000$, loin des mottés du peuple, même dans ton parti, qui voient encore le cirque électoral comme de la démocratie. Le but d’un parti politique, c’est d’exister en tant que parti politique ; le but de la game est de rester dans la game. Il n’est absolument pas question de sortir du pétrole, de transformer l’économie ou de faire la souveraineté. Ce sont là des postures à l’usage de ceux qui sont encore assez fish pour y croire.

Oh bien sûr, ils y croient eux-mêmes, ils disent « je suis écologiste » ou « je suis de gauche » ou « je suis souverainiste », mais ce sont là des modalités de l’être, quelque chose qu’on porte en soi dans un monde qui n’est résolument pas écologiste ou de gauche, et qu’on a renoncé à transformer. Nulle part le travail d’éducation nécessaire n’est fait dans quelque parti que ce soit, leur principal effort consiste au contraire à édulcorer leurs idées et leur langage au maximum dans le but de gagner plus de sièges et de jobs, dans un système politique abandonné à l’hégémonie des partis de petits boss qui reconduisent l’apocalypse quotidienne.

La conclusion de cette aventure devrait me conduire à celle d’un ancien collègue, lui aussi candidat, qui m’a confié que son expérience politique a renforcé ses convictions libertaires. Hélas, je ne trouve aucune satisfaction à savoir ce que je sais, d’avoir raison contre le monde, je ne veux pas être libertaire à l’intérieur de moi, c’est juste une autre ontologie qui n’accomplit rien de plus que les autres. Anarchism is something you do, not an identity disait David Graeber ; c’est pareil pour les socialistes, dont le mode d’action est de former un parti capable d’expulser les bourgeois et les capitalistes de leur État capitaliste et bourgeois. Et bien que je sois désormais sur la ligne de touche, je suis resté collé avec cette idée tenace que cela est possible et nécessaire.

C’est des hosties. 

Faut les tasser de là.